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La feuille, l'encre et l'âme...
4 juin 2009

Entre ses mains...

Le tronc jaillit de terre. Le colosse végétal extirpe une à une ses frêles branches... qui ne cessent de s'épaissir. Il s'élève majestueusement au centre du bois sec où plus rien ne pousse depuis si longtemps, reniant l'abri sombre, la prison qu'on lui a donné en guise de maison. En un jour, en une nuit, il s'est épanoui. On ne sait quelle étrange magie l'a engendré et les Hommes s'en moquent bien. Il est le renouveau, la quintessence première de la vie. D'autres fendent le sol, l'encerclent, le protègent. Tantôt, l'Arbre est adoré, tantôt l'Arbre est le Mal. Les années s'écoulent et avec elles, se tarissent les fleuves et s'estompe la mémoire.

Un vieil homme vivait là, au pied de celui qui, jadis, avait reçu le noble nom de Souverain des bois.

Autrefois, l'artiste façonnait en un tournemain l'argile, la glaise et le bois. De main de maître, il rabotait, manipulait, taillait, créait des visages morts et d'étranges corps qui, une fois achevés, se retrouvaient propulsés contre leur gré au devant de la triste échoppe et masure de leur « père ». Or, la force brute de ses doigts n'avait jamais su embrasser dame Douceur. L'un des plateaux de la balance que chaque être possède en son coeur finit par s'incliner, vaincu. Inévitablement, la frêle flamme dont la subsistance se riait des obstacles toujours plus nombreux, s'éteignait de jour en jour... jusqu'à périr. Une part du vieil homme mourut avec elle. Ses larges mains de Pygmalion cessèrent de créer, et se mirent à détruire, à tuer. Chacune des statues ocres fut violemment démembrée, disloquée, brisée. Les doigts habiles tricotaient sans cesse, à l'affut permanent d'un fragment oublié là, d'un objet à presser, à écarteler... L'ancien donneur de vie devint donneur de mort.

Le vieillard s'exila alors, laissant derrière lui un atelier fantomatique... Pire, un véritable cimetière d'œuvres sans âme qu'on retrouverait probablement un jour, lorsque le désir de découverte aurait rongé la patience des Autres jusqu'à la moelle et les aurait poussés vers l'insignifiante vie d'un « artiste meurtrier ». Lui ne s'en souciait guère, attiré par un Inconnu qui lui tendait les bras. Il rencontra l'Arbre, un jour, le trouva beau, élut domicile entre deux des plus grosses racines et sombra dans l'oubli, à l'image de son nouvel ami prétendument figé.

Les mois passent.

Une main parcourt un visage, en éprouve la forme lentement, s'arrête sur les paupières à demi closes qu'elle achève d'éveiller. Oh ! Le ciel semble différent. C'est un matin comme l'homme n'en a pas vu depuis longtemps. Il rejoint la chaise branlante et s'y vautre. A quoi bon s'en préoccuper ? Il ne lui reste plus rien à découvrir. Cela fait longtemps que L'Amertume est devenue sa plus proche compagne.

Soudain, l'œil encore agile du vieillard avise une colonne de fourmis qui gravit sereinement l'écorce brune et brisée de l'Arbre. Ce n'est pas la lente progression des insectes indolents, odieux prétexte qu'il se garde bien d'invoquer, qui attise la curiosité de l'artiste déchu. Mu par une force innommée, son corps se scinde, renie le siège au dossier revêche pour la douce mollesse de l'air qu'il n'a plus connue depuis sa plus tendre enfance, au cours de laquelle il aime voguer.

La fascination qui l'assaille n'a d'égal que le grand âge de l'Arbre. Le vieillard appose ses paumes, une à une, comme s'il accomplissait un drôle de rituel, sur le tronc frémissant du colosse. Il y sent battre quelque chose, il perçoit des pulsations régulières, un flux intarissable de sève qu'il jalouse à présent. Or, délicatement, c'est son regard qu'il vient poser sur ses doigts. Depuis combien de temps ne les avait-il pas observés ? Ses mains, ses vieux outils... Non, ce n'est pas le fluide de l'Arbre qui palpite : pas seulement. C'est aussi le sien, dans ces veines mauves et gonflées qui, au fil des années, se sont dessinées au dessous des phalanges parsemées de ridules. Quelle curieuse ressemblance. Ils vivent tous deux, mais différemment.

Les ongles de l'homme ont cette couleur terreuse de l'écorce brune, tantôt grège, tantôt sombre, presque noire. Sa peau en a la rugosité, la texture grenue, râpée, abimée par les échardes d'un bois sec et indomptable qu'il s'est entêté à maîtriser avec acharnement. Il touche, effleure, chacun des recoins du tronc, comme célébrant une communion intime et sincère de deux écorchés que la vie a bien souvent malmenés, personnages fantoches en proie aux désirs évanescents d'une « entité impalpable, maligne ». Il lui a fallu tout ce temps pour cesser de dormir et comprendre. L'homme se sent de nouveau inspiré, il sait maintenant ce que « création » veut dire, il a la mainmise sur son avenir.

Le « couple » se sépare, à regret, mais l'homme est heureux. Afin d'immortaliser ce renouveau soudain, il court, car désormais il en est capable, et se jette sur l'un des seuls blocs de glaise qu'il lui reste. Il sourit et ses paumes commencent à façonner ce qui allait être son véritable chef d'œuvre.

Étrange vicissitude que cette aventure qui, à l'heure où certains meurent esseulés, empêtrés dans les filets mesquins de certitudes dont il ne pourront jamais se défaire, fit revivre l'homme au seuil de la fin de son existence.


Copie_de_DSC05374

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